Lettre à mon futur enfant que je n’aurai jamais.
Cher Non-Être,
Je vais t’appeler Grenouille, ça sera plus pratique. Déjà parce que c’est pas un prénom. Et en plus parce que c’est une référence éclairée à un film de Polanski et à un livre de Patrick Süskind, Comme quoi même quand on baptise ses mômes imaginaires, on peut pas s’empêcher de se la raconter.
Cher Grenouille donc, désolée, mais tu n’existeras jamais. Je ne serai jamais ta maman, ta mère, ta génitrice, ta daronne ou le sujet de tes fantasmes oedipiens. Démerde-toi avec ça.
Je ne serai jamais ta mère pour tout un tas de bonnes raisons. Déjà parce que je suis beaucoup trop égoïste et irresponsable pour avoir à m’occuper de quelqu’un d’autre que moi-même. J’arrive pas à m’imposer de manger équilibré, je suis toujours à la bourre, j’ai rarement la motivation pour autre chose que la bringue, donc ce serait un peu hypocrite de ma part de te squatter l’encéphale en t’obligeant à ranger ta chambre et à prendre ta vie en main. « Et ton inscription sur Admission Post Bac Grenouille ? Et ta carte de transports en commun ? Il va falloir apprendre à faire ta lessive tout seul Grenouille ! JE SUIS PAS TA BONNE ! » Je vais être claire, je n’ai aucune envie de t’emmener à la piscine le samedi matin, au poney le mercredi, de te traîner aux anniversaires de Enzo, Leo, Nina, Lisa, Malik ou Rachel, de rencontrer ton prof de math qui pue de la gueule à 19h… ça me fatigue rien que d’y penser.
Et puis je dors trop. Je sais déjà que si tu pointes le bout de ton nez, tu vas me les briser menues avec tes caprices, tes dents, tes cauchemars, tes rougeoles et rubéoles. Donc merci mais ça ira. La nuit c’est fait pour dormir, baiser, lire, boire, baiser… pas tenter de calmer les pleurs incessants d’un petit être fripé en me retenant de le jeter par la fenêtre dans ma détresse post-partum. Je sais pas faire un biberon. J’ai pas lu Françoise Dolto. C’est MORT ! Et j’ai été ado donc tu ne me la feras pas à l’envers mon petit pote. Je les connais les combines. Je sais ce que font les ados à la nuit tombée, c’est pas à une vieille conne qu’on apprend à tenir la vinasse. ET ON PARLE PAS COMME ÇA À SA MÈRE !
D’un point de vue purement physique, mon petit Grenouille, je refuse catégoriquement de t’héberger dans mon utérus. Des gens que je ne connais pas se croiront autorisés à me caresser le nombril d’un air attendri (non mais l’horreur !). Mon ventre se transformera en carte Michelin des vergetures, mon petit cul ne rentrera plus jamais dans des slims taille 32 et surtout, surtout, mon vagin se mutera en un hall de gare où plus personne ne touchera les bords. Va chier Grenouille ! De plus la perspective d’imaginer ta putain de tête de futur con s’extraire de mon être comme dans un film d’alien me terrifie au plus haut point. J’ai pas envie de souffrir. J’ai pas envie de crever. On appelle ça une salle de travail c’est pas pour rien. Ça révèle bien l’ampleur de la tache, le merdier que c’est d’expulser tes 3,2kg à la force de mes muscles fragiles. « Le plus beau jour de ma vie ». C’est ça Jacqueline ! Fous toi bien de ma gueule !
En plus quoi qu’il arrive, je le sais Grenouille, j’aurais été une mauvaise mère. Parce qu’il n’y a QUE des mauvaises mères. À 30 ans, en pleine dépression métaphysique, tu iras pleurer dans le cabinet d’un psy en disant que je t’ai tout à la fois couvé, délaissé, ignoré, surprotégé, rabaissé, sacralisé, rejeté et emprisonné. Tu vas déballer les pires choses que j’ai faites, comme ça, tout de go. La fois où j’ai oublié d’aller te chercher à l’école en CP. Le costume de fraise que je t’ai obligé à porter en petite section et qui t’a traumatisé. Que dans tous les cas c’était jamais la bonne chose à faire et que, du coup, tu m’en veux terriblement et que TOUT est de ma faute. De MA faute.
Et TA faute à toi, on en parle petite crevure ? Ta seule existence aurait réussi à détruire mon corps, ma carrière, mon couple, mon estime de moi-même et ma vie sociale. Si t’existais j’attendrais des excuses laisse moi te le dire !
Non mais Grenouille, ne m’en veux pas. Si tu savais ce que je t’épargne. T’es plus content d’errer dans les limbes de mon imagination prolifique, ça je peux te l’assurer. Tu connaîtras jamais Trump, la haine, la guerre, la misère, l’exclusion, le réchauffement climatique, la crise économique. T’auras jamais à lutter, à te battre pour quoi que ce soit dans ton petit monde de coton des gens qui n’existent pas. En plus Grenouille, si t‘avais été une meuf, j’imagine même pas la galère. Sois fier d’être un sujet de rêveries nihilistes. T’es parfait comme ça mon chou. Les projections mentales sont rarement déficientes, handicapées, mal-formées, malheureuses ou mal-nées. Donc on dit merci ! Merci qui ? Merci Maman !
Ta Non-Mère
Bisou.
PS : Le premier qui se ramène avec l’argument « ça te viendra avec l’âge » se prendra cordialement mon talon aiguille dans les noix.
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